22 nov. 2013

Entre là bas et ici, je me reconstruis

Si j’avais à départager entre deux grands plaisirs, celui où j’ai fait l’amour pour la première fois ou celui où j’ai eu mon baptême de l’air en avion, je choisirais sans hésiter l’avion.  C’était un vol pas très glamour reliant Newark et Charlotte en Caroline du nord.  J’allais avoir 18 ans et je me lançais à la découverte du monde comme « foreign exchange student » au pays du Bible Belt.

J’avais le hublot à ma droite et un beau grand norvégien à ma gauche, lui aussi étudiant étranger.  Des yeux bleu-fjord sous ses tifs sombres.  Sorti de nulle part,  il me dit qu’il s’appelle « Arve ».

« A-RA-VA », souffle-t-il, calme comme un loup sur la steppe. 

« A-RA-VA ».  Je répète le mantra en buvant son regard. 

« First time on a plane? », poursuit-il.  Je pige dans mon maigre vocabulaire et réponds succinctement « yes ».  Il prend alors ma main juste avant le décollage. Ses longs doigts frais glissent dans ma paume.  Mon cœur démarre au rythme des turbines et je ferme les yeux, mince voile sur mon air con.  Je sens les roues de l’appareil qui s’ébranlent doucement.  J’ai une tempête dans la tête :  ma vie d’adulte va décoller ici sur cette piste et rien n’est plus excitant en ce moment que le vrombissement sourd des moteurs et cette main devenue incandescente dans la mienne.  Une force invisible me cloue à mon siège.   Un instant nous accélérons et le suivant, plus rien n’existe, nous sommes entre ciel et terre.  Le temps s’arrête et mon existence tout entière se détache sous mes yeux.  Les pièces géantes d’un puzzle apparaissent, découpant les banlieues, la campagne et des filets de plages bordées de mer écumante. 

« Are you okay ? » demande Arve avec un sourire dans les yeux.  Nous volons alors au dessus d’un matelas de nuages.  J’ai envie de lui dire « c’était bon » mais je n’arrive pas à former la phrase jusqu’à mes lèvres.  Je lui sers encore une fois le seul mot qui m’ouvre toutes les portes et je répète « yes » comme une attardée.  Il retire sa main tout doucement avec une infinie précaution.  Notre voyage s’est arrêté à dix milles mètres dans les airs.  Nous sommes retournés dans le confort relatif de nos sièges en classe économique en sirotant chacun un coca.   En arrivant à Charlotte, Arve s’est fondu dans une foule dense à l’aéroport  et je ne l’ai plus jamais revu. 

Pourtant, ce beau norvégien ténébreux m’accompagne toujours, quel que soit l’avion dans n’importe quel coin du monde.   Je conserve un vague souvenir érotique de mon baptême de l’air, la raison pour laquelle je lui dois sûrement cette pulsion de bonheur à chaque décollage. 

Je pense à lui à cet instant même alors que l’agent de bord d’Air New Zealand s’approche de mon siège.  Je viens de célébrer mes quarante-huit ans.   Trente ans se sont écoulés depuis mon baptême de l’air.  Combien de vols ai-je pris depuis, excitée de me lancer vers de nouvelles aventures?  Mais cette fois, c’est bien différent…Mes sens sont en éveil lorsque je perçois les premiers murmures mécaniques de notre grand oiseau de fer qui s’ébroue avant le départ.  Un dernier coup d’œil au hublot : les lumières d’Auckland ne forment plus qu’une dentelle scintillante à l’horizon.  Dommage que la nuit enveloppe cette intrigante terre de feu qu’est la Nouvelle-Zélande.  J’aurais bien aimé repérer un lac fluorescent lové entre les montagnes déchiquetées, hérissées de fougères arborescentes.   Surprendre un géant mythique échappé d’une caverne.  Rire des facéties d’une bande d’elfes volants.  Ou poursuivre simplement mes souvenirs de voyage en dessinant du bout du doigt sur la vitre de mon hublot les routes en lacet qui plongent au cœur d’une nature à la fois sauvage et domestiquée.  Un souffle discret au dessus de mon épaule me fait sursauter.

« Champagne?  Glass of wine? ».  L’agent de bord me couve d’un regard professionnel, prêt à déployer une patience légendaire pendant les 15 prochaines heures.  Je n’ose pas lui dire « both » pour ne pas chiffonner sa bonne humeur.

« Red wine, please » lui dis-je avec mon accent du sud acquis 30 ans plus tôt chez les red neck du sud.  Il opine et s’éclipse.

Le temps de retirer mes chaussures et d’allonger mes jambes sur le strapontin, le verre atterrit entre mes paumes.  Doux plaisir de la première classe.  Je ressens pourtant un vide aussi grand que le Pacifique que nous survolons.  Je quête un regard, je fais le deuil du bienveillant coude-à-coude, je refoule un sanglot, transie par une soudaine nostalgie.  Une gorgée de pinot noir pour égayer mon humeur devenue sombre…

« Would you like a refill? »  Cette fois, une hôtesse au chignon blond a pris le relais.  Je fais fi de mes bonnes résolutions et je me fends d’un faux sourire en sifflant « yes ».  La vérité est dans le vin, disait Platon.  Et bien qu’elle y reste!   Je trinque au temps qui passe et trempe mes lèvres.  Un inconnu de l’autre côté de l’allée capte mon regard embué.  Ses lèvres forment les mots 

« Are you okay? ».  Même si l’homme est moche et gris, mon souvenir le déguise et fait surgir le doux visage d’Arve.  Cette bonté douce comme du miel sur le bout de la langue, je l’ai toujours recherchée.  Elle est d’autant plus touchante dans ce no man’s land aérien, entre ici et là bas, écartelée au milieu de deux continents.  D’un côté,  ma famille, déjà à quelques heures de décalage et de l’autre,  ma nouvelle solitude, grisante et affolante à la fois.  J’ai dit au revoir à mon mari et à mes trois enfants pour la toute première fois.  J’ai lancé des baisers imaginaires comme s’il s’agissait de confettis pour égayer cette rupture larmoyante.  J’ai même esquissé quelques pas de danse pour leur signifier que tout allait bien.  Tapé un message texte crypté de sourires en forme de parenthèses et deux-points.  Bercé mes seins pour les rassurer.  Je cligne des yeux et voilà l’homme tout en interrogation qui me touche du bout des doigts, un pont de sollicitude à travers l’allée.

« Are you okay? » repète-t-il.

“I have cancer.  I’m going to have treatment back home”.  Je suis étonnée par ma propre candeur. 


« I am sure you will be fine », conclut l’inconnu.  Je souris à son clin d’oeil complice.  A-t-il été aussi veinard que moi au loto du crabe?  J’ai tiré le ticket chanceux, un stade préliminaire, un bourgeon vénéneux, une verrue de sorcière, un embryon empoisonné de 8 millimètres, les prémisses d’un mini-calvaire.  Rien de grave.  Je vais chez moi pour me faire soigner.  Pour me soigner.  J’ai une toute petite masse côté cœur.  Pourrait-il en être autrement?  Depuis que je suis adulte, mon désir d’amour a fini par avoir raison de ma santé.  Une main sur l’épaule, des yeux vrillés dans les miens, un souffle sur ma bouche et quelques mots pour m’apaiser.  J’ai pris cet avion cent fois dans mes songes pour rassasier mon trop grand appétit.  Je me suis endormie en rêvant à une main électrisante qui se glisse dans la mienne.  Et je me réveille seule face à un hublot noir.  Où est passé Arve?  Le grand norvégien ne s’est jamais vraiment évanoui.  Il est devenu mon inspiration.  Un étalon de mesure pour le grand amour, celui qui soulage et rassure.  Je prends l’avion.  Je prends des forces.  Tout est possible là haut :  j’invente ma vie, je dicte le protocole de mes traitements, je me bats comme une forcenée et je remporte la victoire.  Une main glissée dans la mienne, un regard de braise, des lèvres qui forment les mots d’encouragement, une légère touche sur mon épaule.  Un gobelet d’eau dans un si grand désert.  Je revis.  J’ai quinze heures pour reprendre des forces.  Une fois l’avion posée, mes forces se seront décuplées.  Et je vais guérir.

6 nov. 2013

La course ou le divan?


Il y a tellement de raison pour ne pas aller courir:  les premières gelées d'automne, un genou qui craque, une ampoule entre deux orteils, un party improvisé, une brassée de lavage, des croûtons à l'ail à "broil", un Ipod à plat, un moral à plat, un début de rhume, un ouvrier sur le point de venir poser des tringles de rideaux, une paire de gants introuvables, un divan trop invitant...

Et les raisons pour courir?  Pourquoi allez se casser les béquilles sur un trottoirs, les fesses moulées dans un vieux legging pelé?

Suivez le conseil de M. Prescott qui va bientôt célébrer ses 80 ans et qui s'est prescrit une remède infaillible:  10 km de course, 3 fois par semaine.  

" Si ça vous tente, allez-y.  Si ça vous tente pas, allez-y quand même!"

Vu comme ça, ça semble logique.  J'y vais!