Si j’avais à départager entre deux grands plaisirs, celui où
j’ai fait l’amour pour la première fois ou celui où j’ai eu mon baptême de
l’air en avion, je choisirais sans hésiter l’avion. C’était un vol pas très glamour reliant Newark
et Charlotte en Caroline du nord. J’allais
avoir 18 ans et je me lançais à la découverte du monde comme « foreign
exchange student » au pays du Bible Belt.
J’avais le hublot à ma droite et un beau grand norvégien à ma
gauche, lui aussi étudiant étranger. Des
yeux bleu-fjord sous ses tifs sombres.
Sorti de nulle part, il me dit
qu’il s’appelle « Arve ».
« A-RA-VA », souffle-t-il, calme comme un loup sur
la steppe.
« A-RA-VA ».
Je répète le mantra en buvant son regard.
« First time on a plane? », poursuit-il. Je pige dans mon maigre vocabulaire et
réponds succinctement « yes ».
Il prend alors ma main juste avant le décollage. Ses longs doigts frais
glissent dans ma paume. Mon cœur démarre
au rythme des turbines et je ferme les yeux, mince voile sur mon air con. Je sens les roues de l’appareil qui
s’ébranlent doucement. J’ai une tempête
dans la tête : ma vie d’adulte va
décoller ici sur cette piste et rien n’est plus excitant en ce moment que le
vrombissement sourd des moteurs et cette main devenue incandescente dans la
mienne. Une force invisible me cloue à mon
siège. Un instant nous accélérons et le
suivant, plus rien n’existe, nous sommes entre ciel et terre. Le temps s’arrête et mon existence tout
entière se détache sous mes yeux. Les
pièces géantes d’un puzzle apparaissent, découpant les banlieues, la campagne
et des filets de plages bordées de mer écumante.
« Are you okay ? » demande Arve avec un
sourire dans les yeux. Nous volons alors
au dessus d’un matelas de nuages. J’ai
envie de lui dire « c’était bon » mais je n’arrive pas à former la
phrase jusqu’à mes lèvres. Je lui sers
encore une fois le seul mot qui m’ouvre toutes les portes et je répète
« yes » comme une attardée. Il
retire sa main tout doucement avec une infinie précaution. Notre voyage s’est arrêté à dix milles mètres
dans les airs. Nous sommes retournés
dans le confort relatif de nos sièges en classe économique en sirotant chacun
un coca. En arrivant à Charlotte, Arve s’est fondu dans
une foule dense à l’aéroport et je ne
l’ai plus jamais revu.
Pourtant, ce beau norvégien ténébreux m’accompagne toujours,
quel que soit l’avion dans n’importe quel coin du monde. Je conserve un vague souvenir érotique de
mon baptême de l’air, la raison pour laquelle je lui dois sûrement cette
pulsion de bonheur à chaque décollage.
Je pense à lui à cet instant même alors que l’agent de bord
d’Air New Zealand s’approche de mon siège.
Je viens de célébrer mes quarante-huit ans. Trente ans se sont écoulés depuis mon
baptême de l’air. Combien de vols ai-je
pris depuis, excitée de me lancer vers de nouvelles aventures? Mais cette fois, c’est bien différent…Mes
sens sont en éveil lorsque je perçois les premiers murmures mécaniques de notre
grand oiseau de fer qui s’ébroue avant le départ. Un dernier coup d’œil au hublot : les
lumières d’Auckland ne forment plus qu’une dentelle scintillante à l’horizon. Dommage que la nuit enveloppe cette
intrigante terre de feu qu’est la Nouvelle-Zélande. J’aurais bien aimé repérer un lac fluorescent
lové entre les montagnes déchiquetées, hérissées de fougères arborescentes. Surprendre un géant mythique échappé d’une
caverne. Rire des facéties d’une bande
d’elfes volants. Ou poursuivre
simplement mes souvenirs de voyage en dessinant du bout du doigt sur la vitre
de mon hublot les routes en lacet qui
plongent au cœur d’une nature à la fois sauvage et domestiquée. Un
souffle discret au dessus de mon épaule me fait sursauter.
« Champagne? Glass of
wine? ». L’agent de bord me couve
d’un regard professionnel, prêt à déployer une patience légendaire pendant les
15 prochaines heures. Je n’ose pas lui
dire « both » pour ne pas chiffonner sa bonne humeur.
« Red wine, please » lui dis-je avec mon accent du sud
acquis 30 ans plus tôt chez les red neck du sud. Il opine et s’éclipse.
Le temps de retirer mes chaussures et d’allonger mes jambes sur le
strapontin, le verre atterrit entre mes paumes.
Doux plaisir de la première classe.
Je ressens pourtant un vide aussi grand que le Pacifique que nous
survolons. Je quête un regard, je fais
le deuil du bienveillant coude-à-coude, je refoule un sanglot, transie par une
soudaine nostalgie. Une gorgée de pinot
noir pour égayer mon humeur devenue sombre…
« Would you like a
refill? » Cette fois, une hôtesse au chignon
blond a pris le relais. Je fais fi de
mes bonnes résolutions et je me fends d’un faux sourire en sifflant « yes ». La vérité est dans le vin, disait
Platon. Et bien qu’elle y reste! Je trinque au temps qui passe et trempe mes
lèvres. Un inconnu de l’autre côté de
l’allée capte mon regard embué. Ses
lèvres forment les mots
« Are you okay? ». Même si l’homme est moche et gris, mon
souvenir le déguise et fait surgir le doux visage d’Arve. Cette bonté douce comme du miel sur le bout
de la langue, je l’ai toujours recherchée.
Elle est d’autant plus touchante dans ce no man’s land aérien, entre ici
et là bas, écartelée au milieu de deux continents. D’un côté,
ma famille, déjà à quelques heures de décalage et de l’autre, ma nouvelle solitude, grisante et affolante à
la fois. J’ai dit au revoir à mon mari
et à mes trois enfants pour la toute première fois. J’ai lancé des baisers imaginaires comme s’il
s’agissait de confettis pour égayer cette rupture larmoyante. J’ai même esquissé quelques pas de danse pour
leur signifier que tout allait bien.
Tapé un message texte crypté de sourires en forme de parenthèses et
deux-points. Bercé mes seins pour les
rassurer. Je cligne des yeux et voilà
l’homme tout en interrogation qui me touche du bout des doigts, un pont de
sollicitude à travers l’allée.
« Are you okay? » repète-t-il.
“I have cancer. I’m going to have treatment back home”. Je suis étonnée par ma propre candeur.
« I am sure you will be fine »,
conclut l’inconnu. Je souris à son clin d’oeil
complice. A-t-il été aussi veinard que
moi au loto du crabe? J’ai tiré le ticket
chanceux, un stade préliminaire, un bourgeon vénéneux, une verrue de sorcière,
un embryon empoisonné de 8 millimètres, les prémisses d’un mini-calvaire. Rien de grave. Je vais chez moi pour me faire soigner. Pour me soigner. J’ai une toute petite masse côté cœur. Pourrait-il en être autrement? Depuis que je suis adulte, mon désir d’amour
a fini par avoir raison de ma santé. Une
main sur l’épaule, des yeux vrillés dans les miens, un souffle sur ma bouche et
quelques mots pour m’apaiser. J’ai pris
cet avion cent fois dans mes songes pour rassasier mon trop grand appétit. Je me suis endormie en rêvant à une main
électrisante qui se glisse dans la mienne.
Et je me réveille seule face à un hublot noir. Où est passé Arve? Le grand norvégien ne s’est jamais vraiment
évanoui. Il est devenu mon
inspiration. Un étalon de mesure pour le
grand amour, celui qui soulage et rassure.
Je prends l’avion. Je prends des
forces. Tout est possible là
haut : j’invente ma vie, je dicte
le protocole de mes traitements, je me bats comme une forcenée et je remporte
la victoire. Une main glissée dans la
mienne, un regard de braise, des lèvres qui forment les mots d’encouragement,
une légère touche sur mon épaule. Un
gobelet d’eau dans un si grand désert.
Je revis. J’ai quinze heures pour
reprendre des forces. Une fois l’avion
posée, mes forces se seront décuplées.
Et je vais guérir.