28 mars 2011

Sois belle et tais-toi?


Je suis chez Roes, l’épicier du coin et j’attends à la caisse.  Je me surprends à fredonner bêtement ce qui joue à la radio, une reprise d’un vieux tube français : « Annabelle, tu es la plus belle lorsque tu te tais… »  Pourquoi je turlute cet air stupide, ringuard et rétrograde?  Parce que ça joue en boucle à la radio depuis quelques semaines.  Un certain Mallory Michel, un chanteur de charme corse, a commis ce succès pendant les années yé-yé.  J’ignore pourquoi on a ressorti cette chansonnette misogyne des boules à mites mais elle tourne à fond, trois à quatre fois par jour.  Lavage de cerveau garanti.
« Sois belle et tais toi…Et ne parle pas….Tu es bien plus jolie…Lorsque tu souris….Sois belle mais quand même…Tu peux me dire je t’aime…Car je sais très bien…Que ce mot  là…Toi tu le dis bien…lalalalalalalalalal » 

Y a-t-il des « Annabelle » ici en Nouvelle-Calédonie, des minettes qui battent des cils sans jamais dire un mot? 

Il serait facile de dire oui en jugeant simplement l’acte coutumier ce geste symbolique qui montre le respect des règles du pays et de ces pratiques ancestrales.  Ce sont les hommes qui sont chargés recevoir les témoignages de respect.  C’est ainsi lorsqu’on entre en tribu. Ne cherchez pas la femme.  Cherchez plutôt le responsable coutumier pour lui tendre une pièce de tissu et un billet de 500 francs.   Pratique macho?  Pas du tout.  C'est plutôt l’expression d’un geste qui témoigne à quel point la culture kanak a traversé les âges sans succomber à la mode moderne.

En 2011, qui sont les plus farouches gardiens du mode de vie kanak?  Les femmes.  Et si l’une d’elles s’appelle Annabelle, ce n’est certainement pas la jolie potiche de la chanson.


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Josiane, une force de la nature
Tribu de Tiaoué, par un bel après-midi de mars.  Les femmes prennent le plancher de danse pour bouger sur un air qui n’a rien à voir avec la ballade "Annabelle" susurrée ad nauseam par Mallory Michel.  Elles se laissent bercer par les intonations de la musique et leur robe mission se gonflent comme de jolies voiles colorées.  C’est une journée spéciale dédiée à la femme. Il y a des représentantes des neuf tribus de la commune de Koné : Baco, Koniambo, Poindah, Atéou, Néami, Bopope, Noelly, Netchaot et Tiaoué.  

Josiane, jeune cinquantaine, m’explique que toutes ces femmes ont développé un puissant réseau pour garder leur culture bien vivante.  C’est tout un défi :  neuf tribus qui ont chacune une langue bien distincte.  .  « Nous avons maintenant une école pour les petits à Tiaoué.  Ça leur permet de parler leur langue », me dit Josiane.  Elle sait de quoi elle parle : c’est elle la directrice de ce nouvel établissement.

Une question surgit à mon esprit: la vie en tribu parviendra-t-elle à traverser un autre millénaire?  Je me sens soudain loin, très loin de mon boulevard à supermarchés et de mes rayons de chaussures à talons hauts. Dans ma vie nord américaine, mon féminisme était combat.  J'ai souvent eu l'impression qu'il fallait que je replace une paire de couilles imaginaires pour foncer et réussir.  Tout ça en mettant les bouchées doubles pour assurer mon rôle de mère-poule-couveuse.  Ici, rien de tout ça.  Seulement la force tranquille qui émane de ces femmes.  Elles sont peut-être tapies dans l'ombre des hommes mais elles veillent sur tout.  Je suis assise sur l’herbe avec Josiane, Dorothée et Maria, à discuter pendant qu’elles tressent des paniers.  Instant magique en tribu.  La fragilité de ce milieu me touche.  Mais la grande détermination exprimée par les femmes réunies aujourd’hui me rassure sur la perennité de ce lieu perdu au paradis. 

1 commentaire:

Pomme d'Api a dit…

Texte touchant et rempli de sensibilité. Tu traces ici un beau portrait du mode de vie de ces gens courageux qui se battent pour préserver leur identité et la richesse de leurs origines au sein de notre monde où tout va trop vite.