Au fil des promenades, je note les petits bouts de vie de mes
voisins. A deux maisons de chez moi, les
fleurs sur le parterre velouté vert ne sont pas encore fanées. Pas un brin d’herbe qui retrousse, zéro
cra-cra sur l’asphalte noire foncée de l’entrée, pas de traînasse ni de
ti-bout de boyau d’arrosage échappé d’un buisson. S’il y avait des nains de jardin, ils
seraient au garde-à-vous. Cette
voisine-là aime forcément le jardinage…
Et l’autre 100 mètres plus loin…ouf, pas de médaille pour le
concours des parterres fleuris mais une mention « pur bonheur » avec
la poussette garée dans le driveway. Je décode ici que les enfants dictent une série de priorités et
pomponner les talus de fleurs est loin d'en faire partie dans cette famille.
Il y a aussi ce marcheur qui passe dix, vingt, trente fois
sur mon bout de rue. Un grand homme au
dos vaguement voûté que l’on devine torturé par la maladie mentale. Il se soigne en avalant les kilomètres d’un
pas fébrile. J’ai croisé une fois ou
deux son regard étrange, braqué sur le film de ses propres pensées. Brrrrr.
Sur la rue de la Pinède, un vieux monsieur qui s’esquinte en
poussant sur sa tondeuse. Pantalon? Trop grand.
Ceinture? Élimée. Sûrement un veuf. En passant devant chez-lui, il me devance sur
le bonjour et pointe mon chien : "Vous
aimé ça vous faire voir avec votre chien?", m’a-t-il demandé. J’ai du lui faire répéter parce que je n’avais
pas trop bien compris…Me faire voir? Ah
bon, peut-être, je n’y avais pas pensé. "Il
a fait ses petits cacas?" Je regarde le sac dans ma main, de plus en plus
confuse. Cette conversation semble tout
droit sortie de la pièce Les Voisins de Claude Meunier et Louis Saïa.
Et il y a le coin de rue de la famille heureuse. Papa, maman, trois enfants. La voie publique est devenue un terrain de
jeu. La plus jeune s’étend comme une
crêpe, insouciante du trafic. Pas grand
danger, il passe un char au demi-heure…La corde à danser est attachée au poteau
du basket qui remplace un bras lorsqu’il manque de monde pour faire tourner la
corde. J’aime les cris surexcités qui s’échappent
de la maison. Je devine le papa et/ou la
maman en faux zombie attrapant aveuglément le premier rejeton pour lui donner
des becs de bédaine.
Mes voisins sont comme ils sont : esseulés, vigoureux, perfectionnistes,
débordés mais rarement sans histoire.
Quelques-uns, plus rares, vivent des drames lancinants qui s’écrivent
avec des ellipses. C’est du moins ce que
je constate au détour d’un jogging alors que je croise un monument. Le monument de Cédrika…Je m’arrête et pose ma
main sur la pierre froide. Rappel sur un
été angoissant, l’été où nous avons tous serré nos enfants dans nos bras avec
les yeux dans l’eau et la tête remplie d’horreur. Quelques rosiers laissent échapper une
fleur. Je ne sais pas pourquoi mais j’imagine
plutôt des larmes rouge sang. Ce
monument nu, face à la rivière St-Maurice, m’attriste profondément. Sous ce granit, le courage d’une famille mais
aussi l’oubli de tout un quartier. C’est
choquant.
Si vous passez devant la plaque commémorant le triste jour
de la disparition de Cédrika, vous verrez des chrysanthèmes. C’est moi qui les a mis là. Partout je vois les signes de la vie qui
défile alors qu’ici, tout autour de ce beau monument, c’est l’amnésie.
Avec ce simple pot de fleurs glissé contre la mortaise, je
veux simplement dire que cette vie-là non plus nous ne l’oublierons pas.
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